Danger: les naufrages

 

En train de partir pour un voyage dangereux. Photo: F.F.

Les chiffres officiels font état de 6 naufrages sur le lac Kivu depuis le début de 2019. Pourtant, actuellement, les conditions de navigation sont loin de rassurer qu’il n’y aura pas de nouveau cas d’ici décembre. Une recherche de Frédéric Feruzi.

Le malheur c’est que chaque cas de naufrage sur le lac Kivu fait de nombreuses victimes. Si elles ne sont pas des morts ou des blessés, on va les trouver au niveau socio-économique ou psycho-social. Lors de récents naufrages, le cas le plus emblématique a été celui de la nuit du 15 avril, à 22h. Une trentaine de morts ont été dénombrés et au moins 150 personnes ont été portées disparues, avaient renseignés, le lendemain, les sources officielles. Le président de la république qui avait avancé le chiffre de 150 portées disparues, s’était dit consterné par ce drame.

Responsabilités partagées

Sur les ports d’embarquement tout comme de débarquement, il existe des services publics qui fonctionnent normalement. Leur travail régulier contraste avec la régularité des naufrages que la société civile attribue à un bas niveau de contrôle des pirogues et personnes qui naviguent sur le lac Kivu. Cependant, les recherches révèlent que, dans les naufrages sur le lac Kivu, les responsabilités sont un tout petit peu partagées entre services publics, navigateurs et météo. Curieusement, les deux premiers se renvoient la balle dans l’origine des naufrages.

‘’Quand les vagues sont fortes sur le lac, elles vont vous emporter quelque soient vos compétences de navigateur. Il y’ a une espèce horrible de vent qu’on appelle en Kihavu Shosha, celui-là soulève du sable et le déverse dans la pirogue. Pendant ce temps vous perdez le contrôle et la pirogue peut se noyer. C’est d’ailleurs le Shosha qui a été à l’origine du naufrage du 15 avril dernier !’’ explique, le président d’une association des armateurs qui approvisionne le marché de Kituku à Goma, en produits agricoles du territoire de Kalehe, au Sud-Kivu. Cet armateur dont le nom est tu pour des raisons de sécurité est soutenu par le commissaire lacustre au port de Goma. Norbert Rugusha affirme qu’en certaines périodes de l’année, la contraction des forces de la lune, du soleil et de la terre a un impact sur l’ambiance à la surface des étangs d’eau. Cela contribue aux naufrages sur le lac Kivu, précise le commissaire.

Toutefois, pour l’ancien navigateur et fondateur d’une association des armateurs, Byamungu, la nouvelle génération des navigateurs manque de formation. La majorité d’entre eux viennent fraîchement de l’école, se réfugiant dans le secteur de la navigation sur le lac en raison du chômage généralisé dans le pays, explique-t-il. ‘’ Il y’ a différentes manières de conduire une pirogue à dos plat et celle du dos courbé. Le premier s’en sort souvent bien face aux vagues alors que le second qui est léger sur le lac, se fait facilement emporté par les vagues. Devant une telle situation, un capitaine qui n’est pas initié va nécessairement perdre le contrôle ! ’’

Quand nous le questionnons sur les naufrages, le président des armateurs, précité est entouré de plusieurs de ses collègues. Lorsqu’il affirme que les vents et les vagues sur le lac Kivu, ne sont pas la première cause de naufrages mais plutôt les tracasseries des services, il est presque unanimement soutenu. Il déclare :‘’Ils nous imposent de charger leurs marchandises sans s’inquiéter de la capacité de la pirogue. Tout cela pose problème. Et s’il y’ a eu naufrage le 15 avril dernier, c’était à cause du trafic d’influence des militaires qui a fait que la pirogue échappe au contrôle des services.’’ Les tracasseries passent également à travers la multiplicité des services mais aussi des taxes illégales. ‘’ Le permis de sortie de pirogue c’est 5$, mais on nous fait payer 10$. Tout cela nous parait comme un poids, nous ne nous opposons pas à payer les taxes, mais nous voudrions payer selon ce que prévoit la loi. Essayez de parler à ces gens sur le marché, avant qu’un client ne vienne charger sur une pirogue, il ne passe pas sans se faire tracasser par un militaire.’’ La surtaxation et les tracasseries vont naturellement pousser certains armateurs à prendre trop de personnes et des marchandises pour compenser leurs dépenses.

Arguments contestés

L’argument de tracasseries de services ne tient pas forcement débout pour le commissaire lacustre. Norbert Rugusha affirme que la cause de naufrages, c’est d’abord l’incivisme des navigateurs : ’’Imaginez une unité flottante qui est chargée toute la nuit jusqu’à 21h, 22h sans assistance, sans présence des agents commis pour ce travail. Vous appareillez la nuit à 3h du matin, tel est le cas du dernier naufrage. Ils ont quitté Kazimba à 3h du matin, ils n’ont pas été contrôlés, dans le chargement ils n’ont pas été autorisés à appareillez, ils embarquent des personnes et des marchandises, ils partent comme si l’État n’existe pas mais en cas de problème, c’est à l’État congolais qu’on crie, ah voilà les gens de l’État ne font pas leur travail.’

Outre les chargements, les embarquements et les débarquements furtifs, les navigateurs font aussi des escales incontrôlées sur leurs lignes : ’’Lorsqu’on fait des escales, ça doit être des escales reconnues par l’État congolais et partout où il y’ a escale, en principe il doit y avoir des agents de l’État commis pour ce travail, qui constatent tout mouvement de chargement ou de déchargement qui s’effectue à ce poste d’escale là bas, mais quand ce n’est pas fait comme ça, c’est toujours la contravention comme je vous ai dit et ça rentre dans ce que je vous ai dit ici, il faut l’éducation permanente pour cette population.’’

La société civile trouve dans les arguments du commissaire une échappatoire, car pour elle, l’origine des naufrages répétitifs est à chercher dans le contrôle inefficace des embarcations. Le président de la société civile du groupement Buzi, Néhemie Abajuwe, illustre : ’’Lors du naufrage du 15 avril, la pirogue était surchargée, en plus, il y’ avait une forte vague sur le lac. La pirogue ne pouvait pas donc résister à la tempête car elle transportait beaucoup de marchandises et de personnes’’.

Les conséquences d’un naufrage peuvent être économiques et/ou sociales, au-delà des morts. Kaira Habyambere, veuf de l’une des victimes du drame du 15 avril l’a expérimenté. Par ses trafics, entre son village de Mukwidja, dans le territoire de Kalehe, au Sud-Kivu et la ville de Goma, pour y vendre de la farine de manioc, elle arrivait à survenir aux besoins de leur famille de 5 enfants, son mari étant un sans emploi. Ce dernier a vécu sa mort comme un véritable handicap. Kaira Habyambere témoigne :’’Au téléphone, je lui ai dit : Avez-vous déjà quitté le port de Kituku-Goma? Elle m’avait confirmé que la pirogue avait déjà commencé le voyage. Elle m’avait toutefois recommandé de prier pour les passagers car il y’ avait trop de vagues sur le lac ce soir-là, et cela faisait perdre tout espoir d’arriver à Mukwidja. Peu après cette conversation, je l’avais rappelée, mais je n’arrivais plus à la joindre. Plus tard, à 21h, j’ai reçu un appel pour me prévenir que la pirogue de Mukwidja a chaviré. Nous sommes sortis pour vérifier cette information qui nous a été confirmée. Désolé ! Le traumatisme causé par la perte de cette femme est ressentie à différents niveaux de la famille.’’

Maman laisse une fille qui est en 5ème année humanité pédagogique, on se demande comment elle va finir ses études. Elle était partie acheter les matériels de stage, mais tout a été perdu dans l’eau, tout son argent se perd ! Maintenant-là, les enfants restent sans autre espoir.’’, ajoute le gendre de Kaira Habyambere.

Lors d’une enquête au port de Kituku, après le naufrage du 15 avril 2019, une source bien informée nous a rapporté que le responsable du service maritime que nous avons recherché en vain, était entrain d’être poursuivi au parquet de Goma et au tribunal militaire (Auditorat). La justice l’avait interpellé pour n’avoir pas utilisé sa compétence pour empêcher un officier militaire qui aurait parrainé la pirogue qui avait fait naufrage, pour la soustraire du contrôle des services étatiques. C’est à ce militaire que l’armateur de la pirogue, qui avait pris fuite après le naufrage, aurait été en train de payer les frais de navigation, au lieu de le faire à l’État. L’officier militaire, arrêté, était également poursuivi par l’auditorat militaire dans le cadre de cette affaire.

Insuffisance des moyens

Le commissariat lacustre de Goma reconnaît l’insuffisance des moyens matériels notamment pour bien contrôler les embarcations, mais il estime que si chaque service de l’État se mobilisait efficacement à son niveau, cela pourrait améliorer le contrôle des embarcations. Son chef, Norbert Rugusha est clair :’’L’État c’est un corps indivisible, on ne peut pas être l’œil et être le nez à la fois, on ne peut être le genou et être le ventre au même moment. Et donc que chacun joue son rôle. Lorsque chacun joue son rôle, franchement je pense que les choses peuvent aller très bien.’’

Le commissaire lacustre trouve aussi inutile que la société civile se précipite à condamner uniquement l’État, en cas de naufrage :’’ La société civile, non seulement a la charge de veiller mais aussi doit éduquer la population. Vous vous imaginez un armateur qui a appareillé à 3h du matin, là où il n’y a pas des agents de l’État, c’est une contravention par rapport au code de la navigation. L’État qui réglemente, on fait tout sans lui, mais en cas de dégât, ça se retourne contre lui. Voilà là où la société civile doit fournir un effort, pour éduquer ces armateurs, pour éduquer la population, et les amener au civisme’’.

Coté société civile, on pense plutôt que l’État reste le premier responsable de la circulation des personnes et leurs biens. Pour limiter les incidents, il faut améliorer le contrôle. Néhemie Abajuwe, l’un de ses activistes recommande :’’ Il est important que notre gouvernement renforce les capacités de ses agents de contrôle, pour que le transport se passe dans les normes sur le lac-Kivu.’’ Si la société civile réclame le contrôle, les armateurs que nous avons rencontrés à Kituku, ont souhaité que l’État assainisse les taxes, limite le pouvoir des services qui sont en surnombre ainsi que leurs tracasseries sur les navigateurs.

Pour rappel, après le naufrage du 15 avril 2019, le président de la république avait annoncé la construction de 4 ports qui devraient désormais permettre la circulation des bateaux à la place de pirogues et le contrôle des embarcations. En plus de cette annonce, Félix Tshisekedi avait fait provisoirement un don de 1000 gilets de sauvetage, pour aider à limiter le nombre de morts en cas de naufrage.

Frédéric Feruzi, Radio Sauti ya Injili, Goma